Marge ou crève


Le Wonder est un collectif d’artistes contemporains qui met à disposition des ateliers de recherche
et de création via des occupations temporaires de friches en périphérie parisienne. Après une
première expérience de 3 années d’occupation des anciennes usines Wonder à Saint-Ouen, puis
2 ans passés dans la tour Liebert à Bagnolet, le Wonder est activement à la recherche d’un
nouveau lieu : le projet actuel s’achève par la destruction programmée du bâtiment fin novembre
2018. Le collectif s’alarme.
Les friches et « tiers-lieux » culturels représentent la nouvelle promesse d'innovation créatrice
d'emploi et « d'émancipation » au travail. Pour consolider cet espoir, l'Etat vient d’annoncer un plan
de soutien de 110 millions d’euros, suivant les préconisations du rapport issue de la « Mission
Tiers-lieux et coworking : faire ensemble pour mieux vivre ensemble », sous la direction de Patrick
Levy-Waitz, qui se penche sur le sort des tiers-lieux culturels. Le rapport pointe le fait que
l’émergence de ces projets relève d’un enjeu de politique publique plus large que la question
immobilière, mêlant nouvelles formes d’emploi et de travail, formation et réorientation
professionnelle, démocratisation des savoirs et des savoir-faire...
Mais le compte n’y est pas : les projets indépendants de type « artist-run space » - créés par les
jeunes artistes en réponse à leur nécessité économique et leurs ambitions artistiques, sont
menacés. Leur nature expérimentale, qui se centre sur la production artistique, n’a pas pour
mission de répondre à la crise de l’emploi, mais d’accompagner et de consolider la carrière des
artistes. Ces modèles qui répondent spécifiquement aux besoins des artistes professionnels en
émergence, et qui s’appuient sur l’occupation urbaine temporaire pour se développer, sont
renvoyés à une hyper-précarité qui en dit long sur les conditions de production de l’art aujourd’hui.
Nos lieux sont là où s’inventent d’autres modèles économiques hybrides : mise en commun des
ressources, entrepreneuriat collectif, coopération avec les entreprises locales. Les jeunes artistes
y développent leur pratiques, et d’autres formats d’exposition et d’accueil des publics, qui
permettent l'émergence d’une pensée critique et militent pour l’exercice digne de la pratique
artistique.
Mais la situation devient critique dans les zones saturées par les projets immobiliers de rénovation
urbaine, qui laissent peu de place aux espaces qui expérimentent, au profit de modèles lucratifs. À
leur échelle, nos projets proposent des alternatives à l’uniformisation ambiante qui menace la
diversité culturelle. Pourtant, nous sommes systématiquement placés en concurrence avec des
associations partenaires, via des appels à candidature publics et privés, créant un système
délétère. Les durées d’occupation se raccourcissent (en moyenne 1 an), à quoi s’ajoute
l’apparition d’acteurs intermédiaires laissés en situation de quasi monopole pour l’accès à ces
lieux, sans mentionner les phénomènes de gentrification et d’instrumentalisation,
d’institutionnalisation et de managérialisation...
C’est la diversité de nos projets artistiques indépendants, les coopérations que l’on invente sur les
territoires, et entre nous, qui font la richesse des artist-run spaces. Pour la conserver, la

dimension immobilière reste un enjeu majeur. Il en va de notre capacité à trouver des espaces ,
fussent-ils « temporaires », qui nous donnent les moyens de travailler. Lorsque nous investissons
un nouveau lieu, nous en assumons tous les travaux de réhabilitation. C’est un travail
considérable, qui a un coût financier non négligeable, pourtant complètement invisibilisé dans les
modèles de partenariat qui nous sont proposés aujourd’hui. Nous avons besoin de la coopération
des collectivités territoriales et des propriétaires privés pour nous laisser une réelle marge
d’auto-organisation, et sur un temps suffisamment long pour nous permettre de nous installer pour
travailler, sans épuiser les équipes et les rendre exsangues financièrement. Les lieux dans
lesquels s’implantent nos projets sont une force motrice pour développer de nouveaux moyens et
usages. Il faut du temps pour que les outils que nous produisons puissent se déployer sur un
territoire et entretenir une conversation durable avec les commerçants, les entreprises locales et
les habitants.
Nous croyons à la force de la coopération et des solidarités entre nos différents projets, nous
croyons à la diversité des modèles de gestion qui sont expérimentés par chaque collectif. Nous
voulons montrer qu’il est encore possible d’inventer son propre modèle, mais nous mettons en
garde et lançons un signal d’alarme : la création indépendante n’aura bientôt plus sa place dans
les métropoles, elle risque d’y mourir d’épuisement ! Ou d’une mise en concurrence féroce...
Il y a urgence aujourd’hui. Les lieux indépendants doivent trouver leur place sur tous les territoires,
y compris dans les métropoles saturées par des projets de renouvellement urbains, avec
l’accompagnement des collectivités.
La ville est un droit et ne peut pas être laissée en proie aux seuls intérêts du marché. Nous avons
besoin du soutien d’une politique publique volontaire qui assume son engagement pour l’intérêt
général dans la rénovation urbaine en cours. D’une politique publique qui apporte son soutien à
des modèles non lucratifs et pèse de son poids dans les négociations pour garantir aux projets
indépendants la place qui leur revient. Une politique publique éclairée qui promeut la diversité et
accompagne la vitalité et le dynamisme de la création contemporaine.
Nous sommes nombreux, nous ne sommes pas assez - et pourtant, nous risquons de disparaître.